MAIS QUI EST MONSIEUR PAULI ?

 Je voudrai vous parler d’un génie. Un homme de 55 ans, plutôt bel homme, toujours souriant, « citoyen du monde » comme il se plaît à le dire, né en Belgique, vivant au Japon et parlant six langues.
Musicien ? Scientifique alors ? Ah, je sais : Acteur !
Pas le moins du monde. Industriel…

Günter Pauli, c’est son nom, n’est évidemment pas un industriel comme les autres. Il est écolo.
Oui, mais là où la plupart de ses collègues ne font que placarder un « Green », un « Éco » ou un « Bio » devant leur marque, Günter va plus loin. Écoutons-le :
« Il ne faut pas polluer un peu moins : il faut arrêter de polluer. » Voyez-vous ça…
Il renchérit le plus calmement du monde :
« Nous nous devons de ne générer aucune pollution, aucun déchet, aucun chômage, aucune pauvreté ».
Illuminé ou pensée éclairante ?

Voici quelques uns des messages plein d’espoir que formule Monsieur Pauli.


A la recherche de la cohérence

En 1991, Günter, en pionnier de l’industrie « verte », lance sa société Ecover produisant de la lessive et des produits pour la vaisselle, bien sûr « écologiques » (notamment sans phosphate) ! Mais il ne s’arrête pas là et se lance dans l’éco-conception de son usine : tous les matériaux la composant pourront être démontés et réutilisés. En octobre 1992, c’est une première en Europe !
Toujours en avance sur ses contemporains, il va même jusqu’à payer ses employés cinquante centimes d’euro pour chaque kilomètre parcouru en vélo de leur domicile à l’usine… jusqu’à ce que la justice belge le condamne pour cette initiative qui sortait des cadres du droit du travail.

Günter aurait pu continuer à amasser l’argent de son business florissant tout en diminuant les impacts, sur la santé humaine et sur la planète, de son activité. Il aurait pu, si en 1994 une information n’allait pas remettre en cause son entreprise et la cohérence de ses réflexions.
En effet, son fournisseur indonésien en huile de palme biologique le félicite pour ses commandes croissantes qui lui permettent de développer la culture de palmiers, en détruisant au passage les forêts primaires alentours. En sauvant les rivières européennes, Ecover participait à la déforestation en Indonésie.

Certains entrepreneurs auraient trouvé des accommodements avec leur conscience : « Certes mes plantations font disparaître de très nombreuses espèces, dont l’orang-outan, le tapir de Malaisie, le tigre et le rhinocéros de Sumatra, la rafflesia et l’arum titan, respectivement la plus grosse et la plus grande fleur du monde. Mais ce sont des cultures biologiques, qui interdisent l’épandage des 25 sortes de pesticides utilisés par les cultures conventionnelles. »
L’incohérence de son discours et de ses actes, Günter ne le supporte pas. Il vend toutes les parts de son entreprise, met en réseau 300 esprits créatifs du monde entier (des chercheurs et des entrepreneurs) et ils se lancent, dès lors, dans la recherche de solutions alternatives, réellement non polluantes, rentables et créatrices d’emplois. Günter venait de mettre au monde un institut de recherche unique en son genre : ZERI pour « Zero Emission Research Initiative ».


Plongée dans la « Blue economy »

Deux années de recherches ont permis à Günter d’aller plus loin dans son raisonnement d’entrepreneur écologiste et de mettre au point une théorie novatrice : « Zéro déchet, zéro pollution, zéro émission ». Pour cela, il s’inspire des travaux de l’économiste Adam Smith (1723 ~ 1790) et en conclue que si les facteurs de production « travail » (les salariés) et « capital technique » (les machines) ont été exploités avec une grande efficacité, le facteur « matières premières », lui, a été laissé en friche car une grande partie d’entre elles est gaspillée sous forme de déchets. Or, dans la Nature, la notion de « déchet » n’existe pas. Chaque être vivant réutilise la matière donnée par d’autres. Du coup, la planète ne croule pas sous les feuilles mortes ou n’est pas saturé par les excréments animaux. Alors pourquoi nous, êtres humains, ne sommes-nous pas capables de transformer le déchet d’un processus en matière première pour un autre ? Serions-nous moins intelligents que le reste des êtres vivants ?
ZERI s’est donné pour mission de démontrer le contraire, grâce à une réflexion « systémique ». C’est-à-dire créer des liens entre (inter ligare, source latine d’ « intelligence ») et d’assembler, d’entrelacer (systeô, le verbe grec qui a donné « système ») des éléments que l’on pensait séparés, voire opposés. « Je souhaite que chacun se rende compte que nous avons la capacité de répondre à tous nos besoins fondamentaux (eau, nourriture, hébergement, santé, énergie, travail et l’éthique) avec ce qui nous entoure », débute Günter Pauli. A condition de faire les bonnes connexions entre les idées car « toutes les solutions dont nous avons besoin ont déjà été découvertes par la Nature. Toutes, sans exception. »

Cette réflexion a donné naissance, en 2005, au projet Blue economy. Celui-ci identifie les innovations inspirées de la Nature qui sont capables de créer un nouveau business model et qui n’entraînent ni déchet, ni pollution, ni émission, seulement de la prospérité et du bien-être. Günter Pauli a ainsi identifié 2 231 innovations, puis cette liste a été ramenée à 100, suite à des échanges avec des entrepreneurs, des analystes financiers, des journalistes spécialisés et des professeurs en stratégie.


Le changement par l’action

Mais assez de concepts et de belles paroles. La meilleure façon de transformer est d’agir concrètement sur le terrain. ZERI, à l’image de son infatigable initiateur, est fier de prouver par de multiples exemples ses théories.
En partenariat avec le Programme des Nations Unies pour le développement qui cofinance le démarrage des projets, une cinquantaine d’unités fonctionnent sur le modèle ZERI actuellement dans le monde. La Colombie, la Suède, les Fidji, le Japon et plusieurs pays d’Afrique ont sur leur territoire des entrepreneurs du changement. Alimentation, énergie, santé, habitat : de nombreux domaines sont visés par le biomimétisme (c’est-à-dire, reproduire des matériaux ou des processus en s’inspirant des êtres vivants). Parfois, là où on l’attend le moins.
Prenez l’araignée. Le zoologue Fritz Vollrath et ses équipes d’Oxford ont lancé la première usine produisant du fil en utilisant seulement des acides aminés et la pression. Mais à quoi peut donc servir des fils d’araignée ? Aujourd’hui, on est capable d’utiliser la soie pour faire des réparations nerveuses ou osseuses et pour remplacer les métaux des lames de rasoir. « On utilise 100 000 tonnes d’acier pour fabriquer des rasoirs jetables », s’enflamme Günter. « On pourrait remplacer l’acier et le titane de nos lames de rasoir par de la soie » ce qui nous permettrait de nous raser sans jamais pénétrer la peau mais surtout sans produire de déchets. De plus, « la Chine ancienne a travaillé à régénérer des sols arides en y plantant des mûriers dont la soie a été le sous-produit. Pour fabriquer des rasoirs avec de la soie, il faudrait planter des mûriers sur 250 000 hectares de sols arides qu’on pourrait reconquérir par ce moyen [Les régions arides, semi-arides et subhumides sèches occupent 5,45 milliards d’hectares (hors régions hyper-arides tel que le Sahara qui occupent un milliard d’hectares)]», explique-t-il, chiffres à l’appui. Au final, « l’observation et l’imitation des systèmes naturels pourraient nous permettre de générer des polymères naturels, conquérir des terres arides et créer des emplois ! » 
Pour chaque innovation, la même question : « Comment le vivant fait-il ? ». Par exemple, comment la Vie génère t-elle de l’électricité sans pile ni métaux (pour assurer une connectivité) ? Cette fois-ci, c’est l’observation des baleines à bosse qui nous fait avancer. Des baleines qui ont du cœur. Une véritable pompe de plus d’une tonne et capable d’envoyer l’équivalent de six baignoires de sang oxygéné dans un système circulatoire 4 500 fois plus grand que le nôtre. La stimulation électrique chez elles est d’autant plus incroyable qu’elle s’effectue dans une masse de graisse, non conductrice par définition. En fait, ce sont les fibres qui constituent ses parois cellulaires qui permettent aux signaux électriques de stimuler les battements du cœur, même à travers la graisse. Désormais, donc, les êtres humains qui possèdent une insuffisance cardiaque peuvent bénéficier d’un stimulateur sans pile inspiré par la biosphère. Fini les opérations coûteuses et toujours risquées pour changer la batterie de l’appareil !
Dernier exemple, en Allemagne, le Fraunhofer Institut est en train de produire le premier téléphone portable qui fonctionne en convertissant la pression générée par la voix en électricité !


Réinventer l’économie et s’inspirer de Saint Exupéry

Alors, face à cet éventail de qualités, pourquoi les entreprises de l’économie bleue ne sont pas nombreuses dans tous les pays ? Ou, comme le dit Günter : « Mes propos sont bons, la preuve est faite sur le terrain, la science est excellente, et en plus, cela génère des emplois. Normalement ils [les chefs d’États] devraient être intéressés. » Et ce n’est pas un problème d’argent. En effet, aujourd’hui, l’économie américaine gaspille chaque année 1 000 milliards de dollars pour gérer ses déchets alors que ce montant pourrait permettre de supprimer la notion même de « déchet » !
Malheureusement, « il n’y a pas d’intérêt parce que ceux qui sont dans le centre du pouvoir aujourd’hui sont conservateurs et ne veulent pas changer », explique l’entrepreneur écologiste. La « périphérie », elle, bouge. Celle des petits pays, des dirigeants audacieux, des innovateurs qui bousculent, des entrepreneurs qui dérangent en changeant de business model.

« Le grand problème c’est que l’on ne nous forme pas, dès le plus jeune âge, à une pensée systémique, on ne fait pas les connexions entre les différents phénomènes. […] Cela nous amène à cloisonner sans cesse : les disciplines, les activités, les compétences, les intérêts. Cette forme de pensée peut stimuler, à court terme, des performances spécifiques, mais elle tue la performance globale et durable dont nous avons besoin. […]  Les diplômes d’aujourd’hui sont le symbole de l’apprentissage d’un système linéaire qui ne fonctionne pas. Vous êtes donc obligé de désapprendre. »
De plus, pour vivre dans une société soutenable, il faut d’abord y croire, avoir une pensée positive et se dire que c’est possible. « Il faut inspirer les jeunes, c’est tout. Il faut appliquer la grande philosophie de Saint Exupéry [1900 ~ 1944] : Si vous souhaitez faire construire un bateau, n’enseignez pas la technique de sa construction. Racontez leur les somptueux voyages qu’ils vont pouvoir accomplir et le plus beau bateau du monde sera construit. » Nous devons percevoir ce qui nous entoure dans les yeux de Saint Exupéry et créer des chemins pour que nos enfants imaginent un futur différent sans répéter nos erreurs. Nous devons avoir confiance dans les plus jeunes d’entre nous et les inspirer car chaque être humain a le potentiel d’être porteur d’espoir…

ZERI met ainsi en œuvre de nouveaux modes de sensibilisation. Des contes pour les enfants et un cycle supérieur de formations destiné aux adultes qui deviennent ensuite porteurs de projet. Günter se permet de préciser : « Nous avons plus ou moins 1 000 personnes qui travaillent directement avec nous. L’année dernière, seulement dans un seul secteur, nous avons créé 104 entreprises. Par exemple, au Ghana, nous sommes en train de former 2 500 femmes pour avoir une sécurité alimentaire et, en 2 ans, nous avons générer une cinquante de nouvelles entreprises. »


Il y a quelques mois, je n’avais jamais entendu parler de Günter Pauli, ce créateur d'entreprise multirécidiviste et inventeur de l’ « économie bleue ». Il a pourtant écrit plus de 200 articles et 16 livres publiés en 27 langues, ce qui représente plus de 17 millions de lecteurs.
J’ai eu la chance d’assister à une conférence où cet athlétique anversois était invité à présenter sa fondation. Quelle claque ! Cet homme qui se tenait devant moi, qui s’exprimait avec envie et humour, avait une telle hauteur de pensée sur les activités humaines. Il avait accompli tellement de projets en faveur des êtres humains et de la planète !
Parcourant le monde de projet en projet, cet innovateur-provocateur perturbe, bouscule, inspire, mobilise, agit. « Quand c'est possible, on agit tout de suite. Quand c'est impossible, ça demande seulement un peu plus de temps ! »

Le naturaliste Théodore Monod (1902 ~ 2000) écrivait : « L’utopie ne signifie pas l’irréalisable mais l’irréalisé. » Que le bleu ne soit ainsi plus seulement la couleur de l’espoir (du latin sperare, « attendre ») mais aussi celle de l’utopie en marche !


Pour en savoir plus :

o   Le site de la fondation Zero Emission Research Initiative :
o   Une courte animation qui explique les différences entre « économie verte » et « économie bleue » :
o   La vidéo de l’intervention de Günter Pauli à laquelle j’ai assisté :